Cela fait maintenant plus de vingt-huit ans que je suis en quête d’un Evangile qui a le pouvoir de changer des vies et de mobiliser des gens pour qu’ils deviennent des agents de transformation. Je suis impatient de voir se produire une transformation depuis la base, et régulièrement je crois en discerner les signes parmi les paysans des campagnes du Honduras, les travailleurs agricoles immigrés mexicains dans les camps de travail de l’Etat de Washington comme parmi les détenus de la Prison du Comté de Skagit ou ailleurs encore. Il m’est donné de voir à quel point des hommes et des femmes, alors même qu’ils sont plongés dans le désespoir, sont prêts à s’ouvrir à Dieu pour qu’il vienne à leur secours. Il peut s’agir de personnes prisonnières de diverses formes d’addictions, de violence, ou aux prises avec les rouages du système judiciaire ou encore avec la pauvreté. Mais des images négatives sur Dieu et sur elles-mêmes viennent souvent faire obstacle au processus de conversion.
La transformation commence lorsque nous sommes rencontrés d’une manière ou d’une autre par un Dieu qui se révèle comme celui qui nous connaît et nous respecte simplement tels que nous sommes. Rendre possible une telle transformation suppose d’identifier ces représentations imaginaires de Dieu et de soi qui nous empêchent de devenir des sujets vraiment libres, puis de briser les liens qui nous y enchaînent. Le processus de conversion implique d’opérer une distinction entre différentes représentations de Dieu et de soi : on rompt progressivement avec des notions faussées de l’altérité et de l’identité pour aller vers des perceptions plus justes. On parvient à ce résultat en se confrontant volontairement avec les effets négatifs de la théologie classique et, plus important encore, en faisant l’expérience de l’Autre authentique en Christ. Les personnes se trouvent ainsi libérées et sont à nouveau capables de devenir sujets de leur désir.
Affronter les images négatives de Dieu
Beaucoup de gens aux marges de la société entretiennent des images de Dieu qui sont la plupart du temps négatives : elles les rendent imperméables à toute influence positive, en particulier au plan spirituel. Pour beaucoup d’entre eux, l’« autre » (le dieu que nous empeche) déjà reçu une identité à travers l’expérience centrale qu’ils ont faite de leur père biologique : un père qui les a abandonnés ou rejetés, punis ou abusés sexuellement, un père auquel il était impossible de plaire, ou qui s’est montré à leur égard trop autoritaire ou au contraire trop permissif ou encore négligent.
Contrastant avec ces images négatives de Dieu, les auteurs néo-testamentaires dépeignent Jésus comme l’auto-révélation de Dieu la plus plénière. En lui, Dieu s’est fait chair de manière à permettre aux êtres humains d’émerger comme sujets. « Dans ces jours qui sont les derniers, Dieu nous a parlé par son Fils… qui est le rayonnement de sa gloire et l’expression de sa réalité même. »
« Il nous a délivrés de l’autorité des ténèbres pour nous transporter dans le royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous avons la rédemption, le pardon des péchés. Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute création » (Col. 1,13-15).
Dans l’évangile de Jean, on trouve une claire expression de l’altérité inattendue de Dieu telle qu’elle se révèle en Jésus. Dans le Prologue, le logos est identifié comme présent avec Dieu au commencement et comme étant vraiment Dieu. Pour éviter toute confusion, l’auteur souligne que ce Dieu-logos a créé toute chose, qu’il est la vie et la lumière qui brille sur les hommes et qu’il ne peut être vaincu par les ténèbres. L’auteur de l’évangile met l’accent sur cette parole/vie/lumière qui illumine tout homme (Jn 1,9).
Pourtant, dans un revirement étonnant, le prologue affirme que le monde ne reconnaît pas la parole faite chair, de même que les siens ne l’accueillent pas ! Parce qu’un Dieu « plein de grâce et de vérité » ne colle pas avec les images à la fois familières et dominantes d’un Dieu Souverain tout-puissant, aussi impressionnant qu’il est agressif et conquérant. Le Dieu parole/vie/lumière représente un Autre qui est puissant. Pourtant, en même temps, il existe une Altérité à cette sorte de pouvoir, altérité qui peut passer inaperçue. Il est aussi possible qu’on lui résiste.
Recevoir / croire en ce Dieu très différent conduit à être né de Dieu – un événement de filiation appelé l’adoption. Ceux qui l’ont reçu et cru ont alors part à cet « autre » pouvoir, que l’on désigne du nom d’exousia, « autorité ». « Mais à tous ceux qui l’ont reçue (la Parole), elle a donné le pouvoir [l’autorité] de devenir enfants de Dieu ». (Jn 1,12)
Est-ce qu’être né de Dieu selon Jean met en position de prendre ses distances par rapport aux limitations d’une identité humaine particulière : une identité de drogué, de détenu, de chômeur, d’opprimé ? Les personnes qui se trouvent aux marges de la société aspirent en tout cas à découvrir une forme d’autorité qui serait capable de les aider à prendre le dessus sur toutes les puissances qui les asservissent quotidiennement. Elles veulent savoir ce que signifie devenir enfant de Dieu.
L’évangile de Jean décrit avec beaucoup de subtilité le processus par lequel on devient enfant de Dieu, un enfant de Dieu investi d’un pouvoir – et cela est directement en rapport avec la communion avec Jésus. Les témoins humains rendent témoignage à ce Dieu Autre, qui est clairement présenté comme étant Jésus lui-même dans Jn 1,18 : « Personne n’a jamais vu Dieu ; celui qui l’a annoncé, c’est le Dieu Fils unique qui est sur le sein du Père. »
Jean le Baptiste décrit le rôle de celui qui annonce cet Absolument Unique (véritable Altérité). Il parle de lui comme de celui « qui crie dans le désert : « Rendez droit le chemin du Seigneur » (Jn 1,23). Il oriente en direction de Jésus qui lui-même invite ses disciples potentiels à le suivre et à venir voir où il demeure. Le groupe de Jésus s’agrandit à mesure qu’il met en oeuvre son don de prophétie : il nomme Simon « Céphas / Pierre », il voit Nathanaël là où seul Dieu pouvait le voir et affirme la véritable identité de celui-ci en disant : « Voici un véritable Israëlite, en qui il n’y a pas de ruse ! » (Jn 1,47).
Souvent, mes collègues et moi, nous partageons spontanément des impressions dont il s’avère ensuite qu’elles mettent en lumière des aspects de la réalité que Dieu seul pouvait connaître. Récemment, j’étais en train de prier pour un travailleur agricole mexicain à la fin de la trentaine. Une image un peu floue a soudain traversé mon esprit : un adulte lançait des pierres en direction d’un jeune garçon occupé à garder du bétail. Je demandai à l’homme si, enfant, il lui était arrivé que son père perde patience et lui jette des pierres, s’il avait fui sous l’emprise de la peur. Il se mit à pleurer et saisit la jambe où il avait été frappé autrefois. Ce jour-là, il a pardonné à son père de lui avoir fait du mal. En fait, il s’agissait d’un événement parmi beaucoup d’autres du même genre qui avaient contribué à susciter chez cet homme la peur de déplaire à ses employeurs et à toute personne en position d’autorité. L’apôtre Paul écrit que « celui qui parle en prophète parle aux humains : il construit, il encourage, il réconforte » (1 Cor. 14, 3). Il rend ainsi Dieu réel à celui qui ne croit pas encore, au moment même où « les secrets de son cœur deviennent manifestes » (1 Cor. 14, 25).
Une étude attentive du ministère de Jésus tel que nous le décrivent les évangiles bouleverse les images traditionnelles de Dieu, des images qui sont porteuses d’aliénation. En Jean 4, c’est au moment même où Jésus révèle à la femme samaritaine stupéfaite qu’elle a eu cinq maris qu’il lui offre l’eau vive. On a là un exemple parmi beaucoup d’autres de la charge subversive dont ces textes sont porteurs pour des lecteurs d’aujourd’hui. On y découvre des étincelles de lumière qui éclairent le visage d’un Dieu très différent. Le témoignage de Jésus renverse souvent les préjugés les plus habituels. Selon ces préjugés, Dieu préfèrerait les justes aux pécheurs, les individus en règle avec la loi aux criminels, les riches aux pauvres, ceux qui sont beaux à ceux qui ne le sont pas, les intelligents aux ignorants. Les gens s’imaginent bien souvent Dieu sous les traits d’un employé chargé des admissions dans une université sélecte ou d’un employeur exigeant et consciencieux en train d’étudier des CV afin de choisir le plus méritant d’entre eux – surtout s’il s’agit de pourvoir des postes de responsabilité.
J’ai récemment dirigé une étude biblique en prison sur I Cor. 1, 26 à 2, 5 au milieu d’un groupe de douze à quatorze détenus à l’allure débraillée, certains originaires du Caucase, d’autres hispaniques. La plupart de ces hommes étaient dans la vingtaine ou la trentaine. Il s’agissait de drogués ou d’alcooliques. Ils n’étaient pas allés au bout de leur scolarité : à l’extérieur, il leur serait extrêmement difficile de trouver autre chose qu’un boulot mal payé. Avant de lire le texte, je leur ai demandé quel genre de personnes, à leur avis, Dieu choisirait pour être pasteurs ou missionnaires.
« Des gens venant des classes aisées » a répondu l’un d’entre eux. Et il a ajouté : « Des gens bien, des gens instruits et qui ont les idées claires. »
« Je pense plutôt qu’il choisirait des gens qui sont passés par tout un tas de problèmes » a dit un homme plus âgé. « Il prendrait des gens qui peuvent entrer en relation avec des types ordinaires, des types comme nous. »
J’ai posé à nouveau la question : « Vous croyez qu’il ferait davantage appel à des gens instruits, capables de faire de grandes démonstrations, de s’exprimer brillamment en public et d’autres choses du même genre ? »
A l’évidence, les hommes hésitaient sur la réponse à donner. Ils étaient partagés entre ce qu’ils supposaient être la réponse attendue, la réponse conventionnelle, – Dieu choisit des gens solides, intelligents, honnêtes – et la réponse de bon sens offerte par le plus âgé d’entre eux et qui ne les mettait pas à la marge mais les incluait. J’ai alors demandé à l’un d’eux de lire les textes. On pouvait voir à quel point leur regard s’éclairait à l’écoute de ces paroles qui rendaient témoignage à un Autre, un Autre très éloigné des formes habituelles de l’autorité humaine.
Regardez mes frères, comment vous avez été appelés : il n’y a pas parmi vous beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. Dieu a choisi ce qui est fou dans le monde pour faire honte aux sages ; Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde pour faire honte à ce qui est fort ; Dieu a choisi ce qui est vil dans le monde, ce qu’on méprise, ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est… (1 Cor. 1, 26-28).
Un Dieu qui choisit de manière délibérée non pas ceux sont puissants, nobles, ou brillants mais au contraire ceux qui sont méprisés, ceux qui ne sont rien, est un Dieu qui leur donne espoir. Quel « type de » Dieu se révèle dans la crucifixion, où dans le choix de parler par la bouche des faibles et des rien du tout ? La lecture du texte suivant a apporté encore plus d’espoir à ceux du groupe qui avaient le plus de mal à s’exprimer :
Mes frères, lorsque je suis venu chez vous, ce n’est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis venu vous annoncer le mystère de Dieu… Moi-même j’étais chez vous dans un état de faiblesse, de crainte et de grand tremblement. Ma parole et ma proclamation n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse ; c’était une démonstration d’Esprit de puissance, pour que votre foi ne soit pas en la sagesse des humains, mais en la puissance de Dieu (1 Cor. 2, 1-5).
J’invite souvent les gens à lire le récit où est relaté l’appel adressé par Jésus aux pêcheurs dans l’évangile de Matthieu, ch. 4, versets 18 à 22. Je leur pose des questions du genre : « Où se trouvaient les premières « recrues » de Jésus au moment où celui-ci les a appelées ? » et « A quoi étaient-elles occupées ? » Les détenus sont effrayés d’avoir à affirmer l’évidence – la réponse pourtant « correcte » -, dans la mesure où elle va à l’encontre de la théologie dominante : « Ils étaient au bord de la mer, en train de pêcher » se trouve recontextualisée en : « ils étaient au travail pour gagner de l’argent » et les hommes sont invités à inclure leur propre lieu de travail – même s’il s’agit d’un lieu où l’on trafique de la drogue, d’un bar, d’une usine, ou d’une exploitation agricole.
Quand je leur demande ce que l’appel de Jésus aux disciples dans Matthieu nous apprend au sujet de Dieu, ils commencent à entrevoir l’altérité régénératrice qui se manifeste en Jésus. Dieu nous rejoint là où nous nous trouvons, quel que soit l’endroit où nous nous trouvons. Dieu appelle à le suivre des gens qui ne sont à l’évidence ni des chercheurs de Dieu, ni des hommes justes ou religieux en quoi que ce soit. La description de Luc 15, 1 et suivants selon laquelle « tous les collecteurs d’impôts et les pécheurs s’approchèrent de Jésus pour l’écouter » déstabilise ceux qui s’attendent à un Dieu rangé du côté de la loi et de son application. Il faut forcément qu’il y ait eu chez Jésus quelque chose capable d’attirer les « mauvais garçons » ? De quoi peut-il bien s’agir ?
Je propose souvent d’aller voir le passage qui se situe immédiatement après l’épisode où les disciples se mettent à suivre Jésus. En réponse à la question : « où les disciples sont-ils allés et pour quoi faire ? », le texte présente en effet une image séduisante : celle d’une vie aventureuse ! Sa lecture a un effet très positif sur des personnes blessées par la vie : celles-ci y découvrent des perspectives bien plus intéressantes qu’un boulot mal payé ou une existence passée sous l’emprise de la drogue, de l’alcool, ou du crime.
[Jésus] parcourait toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, proclamant la bonne nouvelle du Règne et guérissant tout malade et toute infirmité parmi le peuple. … et on lui amenait tous ceux qui souffraient, en proie à toutes sortes de maladies et de tourments – démoniaques, lunatiques, paralytiques – et il les guérit. (Mat. 4, 23-24)
Au cours de nos études bibliques hebdomadaires en prison, ou lors de nos visites dans les camps de migrants, ou dans les villages ruraux de l’Amérique latine, partout en fait où nous nous rendons, nous prions toujours pour des personnes en souffrance et nous sommes témoins du pouvoir de guérison de Dieu. La guérison intervient souvent avant que les gens ne viennent à la foi, et c’est là quelque chose qui met à mal l’image dominante d’un Dieu pour qui une guérison ou un bienfait quelconque ne serait qu’une forme de récompense en échange d’un bon comportement.
Un jour, j’ai proposé de prier pour un homme qui souffrait de douleurs dans le dos et les épaules : la police lui avait violemment tordu les bras derrière le dos, lui déboîtant pour ainsi dire les épaules pour le menotter. On l’avait ensuite jeté à l’arrière du car de police et les menottes s’étaient enfoncées dans sa chair. Avant de prier pour lui, je lui ai demandé s’il ressentait le besoin de pardonner à la police son usage excessif de la force.
« Non » m’a-t-il dit. « J’étais saoul et j’ai résisté quand ils ont voulu m’arrêter. Je suis un mec costaud et j’étais plutôt difficile à maîtriser. Ils faisaient simplement leur boulot ».
J’ai prié pour que Jésus fasse disparaître les effets des violences commises par les policiers et montre à cet homme l’amour inconditionnel dont il l’aimait, malgré sa violence. Je me suis reculé et je lui ai demandé s’il sentait une amélioration. Il affirma qu’il sentait la douleur régresser mais qu’il était sûr que s’il essayait de mettre ses mains derrière son dos, la douleur serait insupportable. Il commença très lentement à effectuer le mouvement et je vis la surprise se peindre sur son visage : « vous avez raison, vous avez raison : je n’ai plus mal du tout ». Il s’est alors effondré sur sa chaise et s’est mis à pleurer, la tête dans les mains. Comme dans les récits évangéliques, nous voyons un Dieu dont la présence guérissante transforme les attentes négatives des gens en même temps que l’Unique plein de grâce et de vérité se fait connaître concrètement à eux.
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L’an passé, je suis allé au Guatemala pour former des pasteurs qui travaillent avec les membres des gangs de rue. Nous avons visité l’une des prisons les plus tristement célèbres d’Amérique latine afin de rencontrer les détenus appartenant à l’un de ces gangs, peut-être le gang le plus connu de cette région du globe. Une semaine avant de quitter Guatemala City, j’ai rêvé d’un homme couvert de tatouages avec un trou au côté droit. J’ai rencontré cet homme dans la seconde prison que j’ai visitée. C’était un grand gars intimidant avec des tatouages et une multitude de cicatrices sur tout le corps, souvenirs de blessures reçues par arme blanche et par arme à feu – il avait en particulier une large entaille au côté droit, résultat d’une fusillade avec la police qui lui avait valu de frôler la mort.
Cet homme, un chef de gang condamné à une peine de 135 ans de prison, a fini par m’accompagner jusqu’au cœur de la prison pour que j’accède aux toilettes et il m’a ensuite invité dans sa cellule. Je lui ai révélé le rêve que j’avais fait : cela l’a visiblement touché. Il a accepté que je prie pour lui. Il m’a confié ses préoccupations concernant son fils, ainsi que son désir d’accueillir dans son cœur le Dieu de paix et d’amour. J’ai prié pour lui et j’ai pratiqué une onction d’huile. Il m’a ensuite amené dans la cour de la prison. Là, nous avons pu rassembler un bon nombre de détenus autour d’une étude biblique sur le texte de l’appel de Matthieu par Jésus. J’ai souligné que Matthieu, en tant que collecteur d’impôts, était lui aussi membre d’une catégorie à la fois bien connue et très mal vue au sein de la population et que presque tout le monde haïssait.
« Selon vous, qui pourrait aujourd’hui correspondre à cette description des collecteurs d’impôts ? » leur ai-je dit. [Il faut savoir qu’au Guatemala les gangs obligent les entreprises qui sont sur leurs territoires à leur payer un impôt en échange de leur « protection » et aux chauffeurs de taxi à leur payer une « taxe de circulation ».] Les hommes se sont regardés les uns les autres en souriant, bien forcés d’admettre qu’ils collaient eux-mêmes à cette description. « Donc, que faisait Matthieu lorsque Jésus l’a appelé à le suivre ? » ai-je demandé. Les hommes ont eu l’air surpris de constater que Matthieu n’était ni en train de satisfaire à une obligation légale quelconque, ni particulièrement occupé à chercher Dieu ou à pratiquer quoi que ce soit ayant rapport à la religion, mais qu’il était bien plutôt affairé à son méprisable commerce au moment même où Jésus est arrivé et l’a désigné.
J’ai donc suggéré : « Voyons donc si c’est bien Jésus qui a réussi à faire que Matthieu quitte son gang pour devenir chrétien ». Les hommes poursuivent l’étude du verset suivant. Là Jésus est occupé à manger dans la maison de Matthieu en compagnie d’autres collecteurs d’impôts, de pécheurs et des disciples.
« Donc, qui suivait qui ? » ai-je demandé, impatient de voir leur réaction.
Les hommes ne pouvaient que se rendre à l’évidence : c’était Jésus qui avait suivi Matthieu, un gangster, dans son barrio , Jésus qui avait rejoint les « potes » de Matthieu pour un repas. « Donc, qu’est-ce que vous en pensez les gars, est-ce que vous, vous accepteriez que Jésus rejoigne votre gang ? » et en disant cela, j’ai regardé droit dans les yeux l’homme pour lequel je venais de prier en cellule ainsi que l’autre chef de gang.
Cette question les a pris par surprise – mais nous étions tous là, accueillis, en plein milieu de leur territoire, avec Bibles, guitares et tout et tout, – et personne pour nous manifester une quelconque résistance. De larges sourires illuminaient leur visage pendant que nous étudiions la réaction de Jésus confronté au mépris des pharisiens. « Ce ne sont pas ceux qui sont en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais ceux qui sont malades. »
Je leur demande si cela les choque de se voir identifiés à des personnes malades. Mais ça ne semblait pas du tout être le cas ! J’ai toute leur attention et ces dernières paroles de Jésus aux religieux membres de l’establishment atteignent ces gars comme une volée de flèches ; ils sont touchés au cœur :
« Allez apprendre ce que signifie, « je veux la compassion et non le sacrifice ». Car je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs ».
La fermeté de Jésus lorsqu’il renvoie les pharisiens accusateurs avec ces mots : « Allez apprendre » et sa préférence marquée pour les pécheurs qui se trouvent du côté des « appelés » attire irrésistiblement les membres du gang dans la compagnie de Jésus.
J’étais heureux que chacun de ces hommes accepte de nous laisser lui imposer les mains (au-dessus d’un dos nu couvert de tatouages !), pendant que mon collègue chantait des cantiques (notamment « Jésus, ami des pécheurs, nous t’aimons »). J’ai entendu dire par un pasteur que le chef du gang avec lequel j’avais prié était impressionné que ses « potes » nous laissent prier pour lui de cette façon et qu’il a murmuré : « ça faisait longtemps que je n’avais pas senti la présence de l’Esprit saint dans ma vie ni vu mes potes en paix. Je me sens vraiment bien. »
Deux mois plus tard, le 22 novembre 2008, j’étais de passage pour une journée dans une prison française, à Lyon. C’est une prison lugubre qui connaît un taux de suicide élevé. J’étais là pour assurer une formation destinée à des aumôniers de prison français et pour rencontrer des détenus dans le cadre de mon ministère. Cette nuit-là, j’ai pris le train pour rentrer à Paris. C’est alors que j’ai appris une terrible nouvelle : le chef de gang guatémaltèque avec qui j’avais prié (celui qui avait une entaille au côté) ainsi que trois autres prisonniers avaient été emmenés au milieu de la nuit par la police. On les avait placés dans une prison de neuf cents détenus, tous violemment opposés aux gangs. Le matin du 22 novembre 2008, les détenus se sont révoltés et ont tué les quatre hommes : ils les ont décapité et ont mutilé leur corps, ces mêmes hommes auxquels nous avions imposé les mains et que nous avions bénis !
Au moment où ils ont déplacé ces quatre hommes de leur prison d’origine, les autorités ont aussi organisé un vaste feu de joie avec toutes les possessions des cent cinquante détenus, y compris leurs draps et les baraques improvisées construites par eux pour accueillir les visites de leurs conjoints. Les détenus ont été battus, puis on les a abandonnés là, nus et traumatisés. Avec beaucoup de courage, les pasteurs qui ont un ministère auprès des gangs ont accompagné les détenus et leurs familles, tous très choqués par ces événements. Ils leur ont apporté plus de vingt-cinq sacs de vêtements collectés dans les différentes paroisses. Ce geste a profondément ému les membres de gang détenus, tellement habitués à subir le mépris et l’exclusion.
Pourtant un fort sentiment d’opposition aux gangs est en train d’émerger dans le pays. Et les membres des gangs font de parfaits boucs émissaires. Encore récemment, les autorités ont à nouveau envahi la prison et ont appréhendé l’autre chef de gang avec deux autres membres ; ils les ont déplacés dans une autre prison. Heureusement, grâce à un important travail de plaidoyer au plus haut niveau, un complot a pu être déjoué à temps, complot qui visait à les assassiner pour la date anniversaire de l’assassinat des quatre premiers l’année précédente. Par la suite, les conditions de sécurité en détention ainsi que les possibilités de visite des détenus ont connu des améliorations. La solidarité qui s’est manifestée à leur égard par l’intermédiaire des chrétiens a eu un profond impact sur les membres des gangs, ceux qui sont en prison comme ceux qui sont au-dehors. Elle a également touché leurs familles.
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S’opposer résolument aux images déformées de Dieu, lire les textes bibliques selon un angle d’approche renouvelé, offrir un accompagnement pastoral, assurer une action de plaidoyer, s’ouvrir à un ministère de prophétie et à la prière de guérison : voilà quelques moyens parmi d’autres d’aider des personnes à rencontrer Dieu comme cet Autre qui a la capacité de Transformer. La bonté de Dieu conduit à la repentance – comprise ici comme un changement de cœur (Rom. 2,4). Ainsi nous mettons tous nos efforts pour débusquer, arracher et détruire efficacement ce qui est trompeur mais aussi, et à l’inverse, pour faire place et préparer la voie à la révélation du Dieu de bonté, lui qui a le pouvoir de sauver.
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Bob Ekblad est pasteur presbytérien. Docteur en théologie de la Faculté de théologie protestante de Montpellier, il est directeur de Tierra Nueva (Terre nouvelle), un ministère dont le siège est à Burlington, Washington, Etats-Unis. Depuis 1981, il travaille à plein temps avec des personnes marginalisées en Amérique Centrale et aux Etats-Unis. Il a publié Reading the Bible with the Damned qui a été récemment traduit en français : Lire La Bible avec les exclus, Lyon, Olivétan, 2008. Pour en savoir plus sur son ministère : https://bobekblad.com/